Vingt-cinq Canadiens sont répertoriés pour la conception et la production du son, de la vidéo, de la musique, de l'éclairage et de la technologie de scène. Neuf Canadiens travaillent dans les coulisses pendant deux heures. Pendant ces deux heures, un Canadien est sur scène. Devant six cents spectateurs. Ce que ces 35 personnes ont mis en place chatouille ton imagination et te dit quelque chose d'essentiel sur notre histoire. Parce que nous oublions tellement de choses, si vite.
Un solo théâtral de Robert Lepage ne consiste pas à traverser le pays avec une valise pleine d'accessoires. Un solo théâtral de Robert Lepage est une méga-œuvre d'art entièrement au service de l'histoire. Une œuvre d'art qui ne peut avoir l'impact qu'elle a que de cette façon. Un tel solo théâtral de Robert Lepage n'est donc surtout pas un solo, mais un spectacle aux proportions industrielles.
En jetant un coup d'œil de l'autre côté de la rue
Lepage raconte l'histoire de son enfance au Québec, la partie francophone du Canada. Il le fait sur une scène vide, aidé seulement par une boîte rectangulaire, un peu plus grande que la taille d'un homme. À l'extérieur, la boîte ressemble à la façade de l'immeuble où il vivait avec son frère, ses deux sœurs et ses parents. Derrière les fenêtres, grâce à un mélange de vidéo et de meubles de maison de poupée, on voit comment se déroule la vie des résidents. Tu vois cela, comme tu vois la vie de ton propre voisin par une nuit sombre. Réaliste, petit, détaillé. Rien que cela, c'est une prouesse technique digne d'intérêt.
La boîte peut faire beaucoup plus. La boîte est à la fois un écran de projection et un décor. Elle peut s'ouvrir, ce qui permet de l'utiliser dans une petite cuisine ou... support à café change. Ou encore le garage où le père de Robert Lepage écoutait de la musique des États-Unis dans son taxi.
Tambour magique
Pour nous, connaisseurs du théâtre hollandais calviniste dans lequel tout élément de décor, et encore plus tout réalisme, est facilement suspect, le tambour d'artifice de Lepage semble exagéré. Pourtant, toute cette perfection technique et tout ce réalisme sont nécessaires. Non pas que Robert Lepage ne serait pas capable, seul et sans toutes ces aides, de faire en sorte qu'une salle de six cents spectateurs soit suspendue à chacun de ses mots. L'homme est un conteur né et un excellent acteur. Un de ceux qui te donnent immédiatement l'impression de lui rendre visite, plutôt que d'être assis dans un théâtre. C'est aussi un artiste qui, parfois, à la manière de Toon Hermans, se montre engageant et ostentatoire avec vous, à la limite de la méchanceté.
Sa boîte à merveilles, et ce qu'elle produit en termes d'images et de sons, ajoute une valeur documentaire. Il fournit également du carnaval, ce qui est assez important dans un monologue de deux heures. L'histoire va également au-delà de la propre autobiographie de Lepage. Et c'est une histoire que nous avions complètement oubliée. Les moyens documentaires, la valeur d'attraction extrême, le oh, ah collectif criant devant tant d'ingéniosité : cela a plus d'impact qu'un téléfilm ou un solo sobre dans un petit théâtre. Les six cents personnes qui ont assisté à cela, vendredi soir 16 juin, ont vraiment appris quelque chose.
Presse les bras
Nous pensons que nous ne connaissons le Canadien que sous les traits de l'époux fougueux de nos arbres dans une énième émission de Spoorloos. Nous comme avec des milliers de personnes à la fois la vidéo dans laquelle le premier ministre Justin Trudeau gagne un concours de bras de fer face à Donald Trump. Mais nous avions complètement oublié que dans les années 1970, la terreur était aussi à l'ordre du jour au Canada, mais surtout au Québec, comme en Europe. Nous n'avons jamais vraiment réfléchi à la quasi-guerre civile entre les Canadiens francophones et anglophones au sujet de l'indépendance du Québec. Une bataille qui s'est soldée par un match nul pour l'instant, à la suite d'un référendum en 1995.
Un spectacle comme celui-ci est donc coproduit par vingt-deux théâtres et festivals dans le monde entier. Non seulement pour le rendre financièrement possible, mais aussi parce qu'ils estiment tous que quelque chose comme ça est désespérément nécessaire. Ne serait-ce que pour nous faire prendre conscience de l'Alzheimer social qui nous fait oublier ce qui semblait être une vérité éternelle il y a une génération.