"Je n'ai pas entendu une chanson que je ne connaissais pas". Autour d'un vin blanc après The Romeo de Trajal Harrell, la dame était plutôt grincheuse. Je pourrais ajouter que je n'avais pas vu un mouvement que je n'aurais pas pu faire moi-même. Et pourtant, cela ne m'a pas rendu grincheux. Au contraire : je suis rarement sorti d'un spectacle de danse aussi heureux et détendu qu'après The Romeo dans ce Holland Festival.
Satie, Verdi, Pink Floyd, Simply Red : pour The Romeo, Trajal Harrell, le chorégraphe né aux États-Unis mais basé en Suisse, puise dans un répertoire trop familier. Si familier, en fait, qu'aucun chorégraphe qui se prend au sérieux ne les mettrait sur la bande sonore de son spectacle. Mais Harrell le fait. En fait, il fait déjà jouer ses danseurs sur cette bande sonore voguend se déplaçant avec des gestes si évidents que cela devient cliché sur cliché. Et c'est précisément à cause de cela qu'il devient d'une beauté bouleversante.
Addictif
Harrell flotte bien au-delà des définitions de l'art avec ses danseurs. Le flux joyeux de la performance, qui implique une douzaine de danseurs de toutes tailles et de tous plumages, est addictif et contagieux. Ces personnes de chair, de sang et de passé se déguisent toujours, montrent fièrement leurs tenues, dansent en cercle mais le visage tourné vers le public : ils racontent d'immenses histoires mais n'ont pas besoin de mots pour le faire.
L'histoire est celle d'une humanité qui, il s'avère, savait danser avant de savoir parler, et encore moins dessiner ou écrire. Ce message te parvient si naturellement que tu te demandes régulièrement comment cela est possible, donc sans parler. C'est dans les mouvements fluides, les postures classiques, que tu reconnais sur les vases grecs et les hiéroglyphes égyptiens, qui émergent si simplement du peuple que se mêlent les temps préhistoriques, l'antiquité et le futur. C'est nous, les humains.
Il semble évident, après ces cinq quarts d'heure de flux délicieux, que le mouvement est notre premier langage, et peut-être le seul efficace. Depuis que nous savons marcher. Harrell et ses danseurs rendent cela palpable en limitant lentement ce mouvement vers la fin, en laissant la couleur passer au noir et en appelant le silence sur la scène.
Nous pouvons tous danser, ce qui est toujours mieux que de courir ou de se battre. Il y a un Roméo en chacun de nous.