Peu de réalisateurs sont devenus très emblématiques très jeunes. Chantal Akerman l'a été, à la fois pour le cinéma expérimental et pour le féminisme. En 1975, elle a percé avec Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles, un film aussi dérangeant que discret. C'est son œuvre la plus importante, et aussi la plus radicale. La protagoniste mène une existence de calme répétition, elle cuisine, elle fait le ménage et elle reçoit des messieurs chez elle. Tous les jours, ponctuellement, entre cinq heures et cinq heures et demie. Elle s'occupe de son fils. Tout est ordonné, il n'y a pas de raison ni de place pour l'improvisation. Le film suit trois jours de sa vie, au cours desquels son existence commence lentement à s'effilocher, jusqu'à ce qu'elle assassine un client.
La radicalité n'est pas tant dans le meurtre que dans la manière dont nous suivons la femme. Lorsqu'elle prend une douche après un client, cela se passe en temps réel. Avec un gant de toilette et un savon. Les pommes de terre cuisent dans une poêle émaillée, on se doute que les maniques sont encore crochetées par sa mère. L'argent qu'elle a gagné va dans une soupière à l'ancienne. Tout est ordonné et ratissé. Akerman rend visible l'existence invisible d'une femme au foyer. Elle lui donne une voix. Et elle implique le spectateur dans les choses les plus banales de la vie de cette femme : éplucher des tartes, faire frire des escalopes viennoises. Chaque chose a son temps. Dans cet univers, il n'y a pas de place pour le montage rapide.
Elle a réalisé ce film à l'âge de 25 ans. Très jeune. Et elle a changé le monde du cinéma. Tout d'un coup, il y a eu le film de femmes, et elle en était la figure de proue. Non pas qu'elle ait voulu l'être. Des années plus tard, je lui ai parlé, à l'époque de la sortie de Un Divan à New Yorkun film pas très spécial avec John Hurt dans le rôle d'un psychanalyste. J'avais courageusement préparé toutes sortes de questions sur la façon dont elle se voyait en tant que réalisatrice féministe et sur l'évolution de la culture cinématographique. Elle a immédiatement mis les choses au clair en prononçant ces mots inoubliables : "Je ne peux pas me voir, parce que je suis moi-même". À l'époque, j'ai trouvé cette prise de position désobligeante et même un peu arrogante. Ce n'est que bien plus tard que j'ai compris qu'il vaut mieux écrire l'histoire que de s'écrire soi-même dans l'histoire.
Chantal Akerman est décédée aujourd'hui à Bruxelles, à l'âge de 65 ans.