Parfois, la préparation d'un spectacle est si agréable que tu espères que tout le monde va continuer à bourdonner un peu. Fais en sorte que cela dure plus longtemps ! On a l'impression d'être à une répétition, ou à une soirée privée, où l'on peut jeter un coup d'œil. C'est en tout cas le cas de Prophétique (on est déjà né-es) de Nadia Beugré, qui se déroule dans un cadre qui ne m'est pas familier : la vie nocturne en Côte d'Ivoire.
Les artistes vacillent en dansant sur une chaise, sautent pour twerker, virevoltent pour s'échauffer. Duckwalks, travail au sol, dips et autres éléments de vogue défilent pendant que le maître de cérémonie fait jazzer les choses, aidé par des rythmes africains entraînants. Coupé-décalé rapporte la description du programme : une sorte de soukous, mais plus rapide : beaucoup de percussions, une basse profonde et un mc qui met une ambiance positive dans le rap français. Le niveau d'énergie est extrêmement élevé et se répercute sur le public, qui ne peut pas rester assis dans la salle remplie jusqu'aux escaliers. La soirée promet d'être savoureuse. Mais comment une performance peut-elle se développer lorsque l'énergie semble être juste comme à son apogée ?
Flirter avec le public
L'atmosphère a quelque chose d'intime, peut-être parce que le son est surmultiplié, ou que les chaises sur scène ne sont pas chics, mais des meubles de jardin en plastique blanc. C'est précisément cette banalité qui est belle ; vous ressentez la nuit sulfureuse et chaude, dans laquelle la boîte de nuit est à la fois l'endroit où l'on regarde et où l'on est regardé, et l'endroit où l'on se cache. Ne t'attends pas à un théâtre soigné, dit la représentation au début. Et ce n'est pas ce que nous obtenons non plus. Ce que nous obtenons, c'est une pièce désarmante, passionnée et engagée sur les femmes trans en Côte d'Ivoire. Pendant la journée, elles embellissent les autres, la nuit, c'est à leur tour de briller.
Et elles brillent, avec des perruques, des robes à paillettes, des strings et du maquillage. Et avec des danses entraînantes, flirteuses et évocatrices. Les danseurs (par commodité, j'utilise la forme masculine neutre) flirtent avec le public : applaudissez pour nous ! Joel pour nous ! Aimez-nous ! Mais un monologue en portugais (le Portugal aussi a colonisé la Côte d'Ivoire) annonce que tout n'est pas que bling et paillettes : "Si je porte une perruque, est-ce que c'est assez féminin ? Que dois-je faire, que dois-je porter, comment dois-je parler pour pouvoir me promener dans les rues sans risquer d'être insultée, montrée du doigt, menacée, battue..."
Un refuge pour la communauté homosexuelle ?
L'homosexualité n'a jamais été criminalisée en Côte d'Ivoire, tant qu'elle n'est pas publique. Un héritage de la domination française, contrairement à la domination britannique, où elle était criminalisée. Cela ne signifie pas que c'est un Valhalla pour la communauté LGBTQIA. Des recherches menées en 2018 ont montré que plus des trois quarts du pays n'accepteraient pas des voisins homosexuels. Il n'y a aucune raison de croire que les choses se sont beaucoup améliorées en cinq ans.
Une communauté à part entière, avec des espaces sécurisés, est donc essentielle. Et c'est dans les salons de coiffure de Yopougon que la danseuse et chorégraphe Nadia Beugré a rencontré cela : l'endroit où la communauté trans, gay et queer peut être elle-même, radicalement décalée et indépendante. C'est là qu'elle a puisé son inspiration pour Prophétique (on est déjà né-es).
Mets en pratique ce que tu prêches : Beugré donne des opportunités aux femmes
Beugré a grandi à Abidjan, en Côte d'Ivoire, et a commencé sa carrière de danseuse professionnelle en 1995. Elle est l'une des fondatrices de la compagnie exclusivement féminine TchéTché, qui associe la danse africaine traditionnelle à la danse expérimentale contemporaine. Après avoir suivi une formation au Sénégal, elle s'est installée à Montpellier, en France.
Depuis 2017, elle a sa propre compagnie et maison de production Libr'arts à la fois à Montpellier et à Abidjan , où elle réalise des œuvres, et forme principalement des jeunes femmes à la danse, aux autres arts du spectacle mais aussi aux disciplines techniques et administratives. Donner aux femmes, à toutes les femmes, y compris les femmes trans, de Côte d'Ivoire des opportunités de développer une visibilité et une voix est l'une de ses missions.
Cela se reflète également dans ses spectacles : elle explore les rôles de genre, les identités et le patriarcat.
Et c'est aussi là que réside la force de Prophétique (on est déjà né-es). Les danseurs sont en partie ivoiriens, en partie européens, en partie professionnels, en partie non. Ce qu'ils sont tous, c'est poussés à montrer que la folles, Les imbéciles, les antipatriotes, ont le droit d'exister. Et qu'ils ont une communauté qui est forte.
Ce sens de la communauté s'exprime le plus fortement dans une scène où tous, portant des perruques de longues tresses, s'accrochent comme un chenil de chiens qui aboient. D'abord, elles aboient les unes contre les autres, se reniflent, se tâtent. Il faut déterminer la hiérarchie, qui est l'aboyeur dominant ? Puis c'est notre tour. Ils forment une ligne face au public. Nous nous faisons aboyer dessus. Ils nous aiment crus.
Les bonbons de Ranny
Un autre moment où le public est impliqué dans le spectacle, c'est lorsqu'on nous lance des bonbons. Cela n'arrive pas tout seul, les bonbons doivent d'abord atteindre les danseurs : ils tombent en partie du ciel, et en partie, eh bien, de la raie des fesses de l'un des danseurs. Heureusement, nous ne les recevons pas sur la tête. Les bonbons qui nous parviennent sont accompagnés de souhaits. Mon bonbon est tombé entre moi et le voisin, mais le souhait que je puisse me reposer davantage est le bienvenu.
L'équilibre n'est pas toujours l'ingrédient le plus fort de Prophétique. La subtilité non plus. Certains éléments prennent trop de temps. Est-ce une mauvaise chose ? Non. Cette représentation n'a pas besoin de la perfection pliés et un timing serré. Voici ce qu'il a à dire. "Habituez-vous à cela maintenant. Car nous sommes ici et nous ne partons pas. On est déjà né-es !" ( nous sommes déjà nés ). Pendant les applaudissements, le dernier trempettes La chute spectaculaire d'une jambe en arrière, c'est fait. Vogueing a toujours été le langage de la communauté queer noire, que ce soit clair.
En rebondissant légèrement, nous sommes de retour dans la rue. Nous descendons la rue Goffart dans le quartier bruxellois d'Ixelles. Les influences africaines du quartier sont évidentes au vu des restaurants et des groupes d'hommes dans la rue. Soudain, des touffes de cheveux destinées à des extensions attirent mon attention. Prophétique ne me lâche pas. Que feraient ces hommes ce soir ?
vu le 12 mai au Rideau à Bruxelles.